Encore un charmant côté de la nature humaine…
(texte copié du site "Libre Pensée")
Dans cet article, R. Trivers, Professeur d'Anthropologie et de Sciences Biologiques à la Rutgers University (New Jersey, USA) nous décrit comment nous parvenons à nous tromper nous-mêmes, à nous duper, à nous auto-illusionner, ceci dans le but essentiellement de mieux duper et manipuler les autres (mentir, tricher, séduire..), mais aussi parce qu'en étant plus optimistes que ne le suggèrent les faits bruts quant à la réalité et à nos capacités à y faire face nous devenons plus audacieux et plus efficaces. Comme trop n'en faut, cette capacité à nous mentir à nous-mêmes, si utile quand il s'agit de bluffer autrui, peut s'avérer très dangereuse en ce qu'elle fausse notre perception de la réalité et de ses dangers.
On retrouve ce comportement dans beaucoup de détails et à tous les niveaux de la vie quotidienne. Elle biaise souvent notre jugement et notre objectivité, nous poussant par exemple à nous croire meilleurs que nous sommes donc à être plus revendicatifs, à ignorer les preuves ou arguments qui ne nous plaisent pas -que ces arguments touchent à notre personne, ou à nos idées, nos idéologies, nos croyances…
Quelques extraits du long article de Trivers.
Citation:
Quand j'apprenais la théorie évolutionniste, les mécanismes d'auto-imposture semblaient contre-intuitifs. Comment la sélection naturelle pouvait-elle à la fois favoriser des organes des sens et des perceptions de plus en plus raffinés, uniquement pour favoriser la distorsion des informations acquises une fois arrivées dans le cerveau ? Il vint un moment où il me devint clair que nous étions sélectionnés pour nous auto-duper afin de mieux duper les autres.
(…)
Si la duperie est fondamentale dans la communication animale, alors il doit y avoir une forte sélection favorisant la détection de cette duperie, laquelle doit, son tour, favoriser une auto-duperie qui rejette dans notre inconscient faits et motivations, afin que nous ne trahissions pas, par des signes subtils de conscience, l'imposture que nous pratiquons. Ainsi, le point de vue conventionnel selon lequel la sélection naturelle favorise des systèmes nerveux qui produisent des images du monde extérieur toujours plus exactes est certainement une vision très naïve de l'évolution mentale.
(…)
Concernant notre image de nous-mêmes, quand nous pensons "auto-duperie" nous pensons normalement qu'il s'agit d'auto-inflation : nous sommes plus grands, meilleurs, de meilleure apparence qu'en réalité. Mais il y a une deuxième façon de duper - par déflation - par laquelle l'organisme est sélectionné pour paraître moins grand, moins menaçant, et peut-être moins attirant (…). Etre moins menaçant envers quelqu'un peut nous permettre de l'approcher davantage, par exemple. (…). Il y a (…) une tendance à nous présenter comme moins intelligents et moins conscients que nous sommes, qui sert d'habitude à diminuer la charge de travail qu'on nous veut nous imposer.
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Le bénéfice de l'auto-duperie est une duperie plus fluide des autres. Le coût en est une capacité amoindrie à traiter avec la réalité.
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Les processus d'auto-duperie - fausse représentation active de la réalité à l'esprit conscient - sont des occurrences quotidiennes chez l'homme, combattre nos tendances à l'auto-duperie est habituellement l'entreprise de toute une vie, et à l'échelle des sociétés (comme des individus), une telle tendance peut contribuer à produire des désastres majeurs.
(…)
Les informations vraies et fausses sont stockées simultanément dans un organisme avec un biais favorisant le stockage des informations vraies dans l'esprit inconscient, et les fausses dans le conscient. Et on avance que cette façon d'organiser les connaissances est orientée vers un observateur extérieur, qui voit d'abord l'esprit conscient et ses productions et seulement après détecte les vraies informations cachées dans l'inconscient de l'autre. (…)
On s'attend à ce que l'auto-duperie s'épanouisse au moins dans les cinq types de situations suivantes :
1. Déni de l'imposture en cours,
2. Les modules inconscients comportant de la duperie,
3. L'auto-duperie en tant qu'auto-promotion (…). Produire une image de soi montrant qu'on est utile aux autres et efficace en ce sens,
4. Construction d'une théorie sociale biaisée. (…) On s'attend à ce qu'une théorie sociale soit biaisée en faveur de celui qui l'énonce. Une théorie sociale embrasse inévitablement un vaste ensemble de faits qui peuvent n'être que partiellement mémorisés et organisés de façon très médiocre, afin de mieux pouvoir construire un corps de théorie sociale cohérent qui serve nos intérêts.
5. Narrations fictives de nos intentions.
(…)
En résumé, la marque de l'auto-imposture au service de l'imposture est le déni de l'imposture, la menée inconsciente de complots égoïstes et trompeurs, la création d'une persona publique d'altruiste et de personne bienveillante/efficace pour les autres, la création de théories sociales servant nos intérêts et les discours affabulant notre comportement du moment pour cacher nos intentions réelles. Le symptôme est un système biaisé de flux d'informations, avec l'esprit conscient occupé en partie à construire une image fausse tout en restant aveugle à toute évidence contraire y compris à son propre comportement.
(…)
Nous devons garder en tête que l'esprit n'est pas divisé entre conscient et inconscient, mais entre différents degrés de conscience. Nous pouvons nier la réalité et nier le déni, et ainsi de suite ad infinitum.
(…)
Il est commun d'imaginer que notre esprit conscient occupe une place centrale dans nos vies, en ce qui concerne l'appréhension de la réalité et les prises de décisions subséquentes. (…) Trente ans de preuves accumulées par la neurophysiologie suggèrent que c'est une illusion. (…). Alors qu'un signal nerveux met à peu près 20 ms pour atteindre le cerveau, un signal arrivant au cerveau met lui 500 ms pour s'enregistrer dans la conscience ! C'est tout le temps du monde, si on peut parler ainsi, pour opérer corrections, changements, suppressions et agrandissements. En fait, les neurophysiologistes ont montré qu'un stimulus peut modifier le contenu d'une expérience pendant un délai allant jusqu'à 100 ms avant que cette expérience atteigne la conscience. (…) Un signal met seulement 50 ms pour faire un aller-retour dans le cerveau et faire bouger le doigt. Un processus cognitif additionnel peut mettre 150 ms de plus, mais tout cela se passe hors de la conscience. Finalement, que tirons-nous du fait suivant ? 350 ms avant que nous ayons l'intention consciente de faire quelque chose l'activité neuronale appropriée commence et il y a encore un délai supplémentaire de 200 ms après que nous ayons "l'intention" de faire quelque chose pour que nous fassions cette chose. On dirait que notre esprit conscient est davantage un spectateur qu'un preneur de décision.
(…)
Le déni et la projection sont des processus psychologiques de base servant l'auto-duperie, quoique de manières légèrement différentes. Parfois nous désirons nier quelque chose, de généralement négatif. D'autres fois nous désirons projeter sur d'autres ce qui est vrai de nous-mêmes. (…). Le déni génère facilement le déni du déni, pour enterrer encore plus profondément l'imposture. (…). Ces spéculations sont appuyées par les expériences classiques de reconnaissance vocale de Gur et Sackeim, où la reconnaissance vocale inconsciente est mesurée par un grand saut dans la réponse galvanique de la peau. Des gens nient parfois leur propre voix, tandis que d'autres projettent parfois leurs propres voix [sur des voix qui en fait ne sont pas les leurs]. Dans chaque cas, la peau a raison. De plus, quand on les interroge plus tard, presque tous ceux qui ont nié leur voix nient l'avoir niée (…). Des personnes dont on s'est arrangé pour qu'elles se sentent mal dans leur peau commencent par nier leur voix tandis que des personnes poussées au contraire à se sentir bien commencent par projeter leur voix.
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Le déni de notre malfaisance peut souvent nécessiter de projeter fortement cette malfaisance sur autrui. (…). Le déni de notre responsabilité exige que la responsabilité soit attribuée à toute force à quelqu'un d'autre, pour équilibrer l'"équation de responsabilité".
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Pour l'organisme qui la pratique, l'auto-duperie a des bénéfices intrinsèques indépendants d'une meilleure capacité à duper autrui. Il y a des bénéfices intrinsèques à se percevoir plus apte à influer sur un résultat, une meilleure estime de soi, une vision du futur plus optimiste que les faits ne semblent le justifier (…). La vie est intrinsèquement tournée vers le futur, et les opérations mentales qui mettent au premier plan une orientation optimiste vers l'avenir ont de meilleurs résultats (bien que ceux-ci ne soient pas aussi bons que ceux projetés).
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Les processus d'auto-duperie de groupe rendent les choses encore pires : à l'intérieur de chaque groupe les individus sont déviés dans la même direction et se renforcent les uns les autres, et l'absence de preuve contraire est prise comme preuve de confirmation.
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La logique de l'auto-duperie préserve notre illusion consciente en nous rendant inconscients de toute preuve contraire.(…)
Conclusion
L'auto-duperie apparait comme un trait humain universel qui touche nos vies à tous les niveaux (…). Il affecte le développement relatif des disciplines intellectuelles (plus le contenu en est social, moins la discipline est développée : d'où le contraste entre la physique et la sociologie), ainsi que le degré relatif de conscience des individus. Une analyse évolutionniste suggère que la cause, à la racine, est sociale, ceci incluant la sélection pour duper les autres, et la sélection entre sections en compétition à l'intérieur de notre génotype. Il y a sans aucun doute des interactions complexes entre ces formes-ci (et d'autres) d'auto-duperie.